
En 2010, j’avais lu et adoré le livre de Florence Aubenas « Le quai de Ouistreham », qui avait rencontré pas mal de succès.
La journaliste avait voulu montrer le quotidien des travailleurs invisibles, les agents de nettoyage, leurs conditions de travail, leurs vies, personnalités. Et pour celà, elle avait choisi une immersion complète.
Elle avait plaqué pour quelques mois sa vie aisée de parisiennne, loué un studio à Caen en incognito et avait recherché du boulot comme femme de ménage.
Elle avait joué le jeu, usé son corps pendant des mois à nettoyer les ferries durant leur courtes escales à Ouistreham, déréglé son sommeil par des horaires infernaux, compté chaque euro de sa maigre paye, sympathisé avec des collègues fortes, admirables, intelligentes, joyeuses, résignées.
Elle avait décidé d’arrêter l’expérience le jour où elle décrocherait un CDI, pour ne pas piquer le boulot à quelqu’un qui en aurait bien plus besoin qu’elle.
Elle avait montré la vraie vie d’une grosse partie de la population. Celle que j’aime, que je retrouve au boulot, quand les médecins du travail les mettent « inaptes au poste » et qu’il faut penser à la reconversion.
Cela avait été une excellente lecture, un incroyable travail journalistique, une véritable plongée dans la vie des ces travailleurs invisibles, qui usent leur santé pour des boulots non reconnus mais si nécessaires à tous, qui peinent à remplir leur frigo, ne peuvent se payer aucune sortie ou loisir, ils n’ont de toute façon absolument pas le temps, pris par les horaires décalés, les obligations de la vie et souvent les heures sup pour essayer tenir le mois financièrement.
En ce début d’année, je me suis précipitée en salle pour voir cette adaptation ciné par Emmanuel Carrère, dont j’admire le travail. Je suis contente de l’avoir vu car il est assez peu distribué.
Emmanuel Carrère a fort bien réussi à rendre sur image le contenu du livre de Florence Aubenas. C’est sobre, poignant, amplifié par le superbe jeu des acteurs non professionnels, ex-collègues de Florence Aubenas lors de son expérience pour son livre il y a environ 13 ans.
Juliette Binoche, dans le rôle de Florence Aubenas, est formidable. Nature, sans maquillage, elle lave les toilettes, change les draps, admire ses collègues devenues copines, se fond en elles, change de classe.
Et c’est cela qui fait la force de cette adaptation. Car Emmanuel Carrère a développé, amplifié, la thématique du transfuge de classe, un transfuge inverse par rapport à ce que l’on a l’habitude de voir en littérature ou au ciné, où habituellement on rencontre une personne qui se hisse socialement.
Ici, le personnage « régresse » (oui, terme atroce, pas trouvé d’autre, en même temps, c’est çà) socialement. Et y trouve du plaisir. De l’amitié vraie. Une solidarité incroyable. On sent qu’elle vit un truc qui marquera sa vie. Elle le sent, elle le sait. Et elle en souffre. Car elle sait qu’elle est transfuge, qu’elle repartira dans son petit confort, elle sait qu’elle trahit toutes ces belles personnes pour son objectif, son bouquin. Elle gagnera notoriété et reconnaissance avec son excellent livre. Mais connaîtra une brisure personnelle terrible.
La fin choisie par Emmanuel Carrère est très forte, violente, même si physiquement il n’y a aucune violence. C’est une fin très engagée, qui m’a marquée.
J’ai adoré ces thématiques de transfuge de classe inversé et de caste sociale développées par Emmanuel Carrère.
J’ai passé un excellent moment de cinéma, j’aime par-dessus tout quand ce genre de thématiques sociales est traité en profondeur, en littérature et cinéma.